Requête des dames à l’assemblée nationale

Nosseigneurs, Il est sans doute étonnant qu’après avoir marché à si grands pas dans la voie des réformes, et abattu, comme s’exprimait jadis l’illustre d’Alembert, une très grande partie de la forêt des préjugés, vous laissez substituer le plus antique et le plus général des abus, celui qui exclut des places, des dignités, des honneurs, et surtout du droit de siéger au milieu de vous, la plus belle, et la plus aimable moitié des habitants de ce vaste royaume.

Quoi ! vous avez généralement décrété l’égalité des droits pour tous les individus ; vous avez fait marcher l’humble habitant des chaumières à l’égal des princes et des dieux de la terre ; par vos soins paternels le pauvre villageois n’est plus obligé de ramper devant l’orgueilleux seigneur de la paroisse ; l’infortuné vassal peut arrêter dans sa course rapide l’impétueux sanglier qui ravage impitoyablement ses moissons ; le timide fantassin ose se plaindre d’être écrasé par le brillant phaéton du superbe publicain ; le modeste curé peut s’asseoir à son aise à la table frugale de son illustrissime et révérendissime père en Dieu ; le sanctuaire consolé ne fera bientôt plus défiguré par les membres parasites qui dévorent sa substance, et surchargent inutilement la terre, ces êtres indéfinissables, espèces amphibies, placés entre l’église et le monde, qui, gémissant sous le poids du temps, vont porter partout l’ennui qui les dévore, et accabler le public du fardeau de leur existence ; le noir Africain ne se verra plus comparé à l’animal stupide qui, stimulé par la verge d’un féroce conducteur, arrose de ses sueurs et de son sang nos pénibles sillons ; les talents, dégagés des tristes entraves d’une naissance ignoble, pourront se développer avec confiance, et celui qui les possède ne sera plus forcé de mendier bassement les suffrages d’un imbécile protecteur, d’encenser un crésus ignare, et de monseigneuriser un fat ; bientôt, enfin, par votre heureuse influence, un jour serein va briller sur nos têtes, un peuple nouveau, un peuple de citoyens, de sages, d’heureux, va s’élever sur les ruines d’un peuple barbare, et la terre stupéfaite va voir naître dans son sein cet âge d’or, ce temps fortuné qui jusqu’alors n’avait exilé que dans les descriptions fabuleuses des poètes.

Ah ! nos seigneurs, serons-nous donc les seules pour qui existera toujours l’âge de fer, cet âge malheureux qui a pris sa naissance dans l’origine du monde, et qui de siècle en siècle est venu sans interruption jusqu’à nous ? N’y aura-t-il que nous qui ne participerons point à cette éclatante régénération qui va renouveler la face de la France, et ranimer sa jeunesse comme celle de l’aigle ?

Vous avez brisé le spectre du despotisme, vous avez prononcé ce bel axiome digne d’être inscrit sur tous les fronts, et dans tous les cœurs : « les Français sont un peuple libre,.... » et tous les jours, vous souffrez encore que treize millions d’esclaves portent honteusement les fers de treize millions de despotes ! vous avez décerné la juste égalité des droits,... et vous en privez injustement la plus douce et la plus intéressante moitié d’entre vous ! vous avez rompu le frein fatal qui captivait la pensée du sage, et lui ôtait la faculté d’éclairer ses semblables,... Et nous ! hélas, nous nous voyons réduites à l’humiliante partage de recevoir éternellement des leçons de vous, sans avoir la consolation de pouvoir vous en donner à notre tour ! tandis que vous ouvrez toutes les bouches, que vous déliez toutes les langues, vous nous forcez, nous, pour qui c’est une si antique, une si douce habitude, de parler, vous nous forcez de garder un triste et honteux silence, et vous nous privez du plaisir de faire entendre notre voix harmonieuse, notre aimable caquet aux représentants de la plus galante, et de la plus aimable des nations ! vous avez enfin noblement décrété que la voie des dignités et des honneurs serait indiscutablement ouverte à tous les talents ; .... et vous continuez de mettre encore des barrières insurmontables aux nôtres ! pensez-vous donc que la nature, cette mère si généreuse pour tous ses enfants, ne se montre avare qu’envers nous, et qu’elle ne prodigue ses grâces et ses faveurs qu’à nos impitoyables tyrans ? Ouvrez, ouvrez le grand livre des temps, voyez ce qu’ont fait dans tous les âges tant de femmes illustres, l’honneur de leur province, la gloire de notre sexe, et jugez de ce que nous pourrions encore, si votre aveugle présomption, si votre masculine aristocratie n’entraînaient sans cesse notre courage, notre sagesse et nos talents ?

Croyez-vous, par exemple, que les Sémiramis, les Zénobie, les Élisabeth, les Anne, les Catherine, etc. ne fussent pas porter le spectre, et tenir les rênes de leur empire ; quoiqu’elles n’aient pas été formées à l’école de ces grands précepteurs des rois, des S... des T.... des D...., des C...., et de tant d’autres illustres législateurs qui décorent les sièges de votre assemblée ?

Croyez-vous, en lisant les éclatants exploits de la même Zénobie, des Judith, des Debora, des Jeanne d’Arc, des Balmont, etc. que notre sexe ait beaucoup cédé en courage à ce sublime héros, la terreur des.... le désespoir des guerriers à venir, et dont les conquêtes rapides nous rendent enfin croyables tous les prodiges de valeur que ne cesse de nous vanter l’histoire et la fable ?

Croyez-vous que, s’il fallait transmettre aux provinces éloignées le détail si intéressant, et des opérations de votre assemblée et des révolutions qu’elle occasionne, le style des Sévigné, des Maintenon, des Grafigny ; etc. n’offrirait pas autant de sel et d’agrément, de délicatesse et de pureté que celui des M... des G... des B..., et de l’auteur du Point du Jour, dont les médecins avisés conseillent de réserver la lecture pour Le commencement de la nuit ?

S’il s’agissait, surtout, de faire parade de ces grâces légères, de ce ton de mignardise et d’afféterie, de ces aimables riens, de ce brillant verbiage que vous entendez quelquefois sortir de la bouche des C... des B... des M... des etc. doutez-vous que nos petites maîtresses, nos héroïnes de coulisses, nos modernes Phyrnés ne lutteraient pas avec avantage contre les illustres sybarites Français ?

Doutez-vous même, que s’il fallait tonner avec force contre les abus des privilèges, faire des déclamations sonores contre ce monstre hideux, ce vilain veto royal, contre les désordres de la noblesse et du clergé, pensez-vous qu’on ne trouverait pas, dans les vigoureuses académiciennes de la halle, autant de force et d’énergie, des poumons aussi robustes, et aussi nerveux que chez les C.... les T.... les B.... les P.... et les D....

Si vous avez besoin de ces discussions froides, longues et lâches, de ces ouvrages narcotiques si propres à calmer les cerveaux exaltés de plusieurs de vos membres ; l’immortelle Dacier toute seule ne jouterait-elle pas avec avantage contre ce moderne Lycophron, qui ne devrait avoir que des Œdipes pour auditeurs, contre les C.... les R.... les G.... les L.... les etc., et surtout, contre ce nouveau Dom Quichotte, si connu par ses aventures, ses systèmes, ses éternels mémoires, et dont le nom a été si plaisamment ridiculisé par toutes les bouches de la capitale et des provinces ?

Et comme rien ne doit plus étonner dans ce siècle de prodiges, si par hasard on venait à s’imaginer que la gloire de la nation fût intéressée à celle des B...., des courtisanes et des histrions, où plutôt, si pour dérider les fronts sévères de nos modernes Catons, on voulait les régaler d’une apologie presqu’aussi comique que celle dont l’illustre Érasme amusa jadis son siècle, je vous le demande à vous, immortelle le Couvreur, divine Clairon, incomparable Dangeville, etc. à vous, dis-je, qui connaissiez si bien le pouvoir de votre voix céleste sur les oreilles et le cœur des Français, quelle impression touchante n’eussiez vous pas faite sur nos galants députés, si au lieu de vous laisser si plaisamment doubler par les..., etc. vous eussiez paru sur la noble tribune, et déployé, en faveur de votre art, toutes les ressources de votre génie, tout le piquant de nos grâces, tous les charmes de votre éloquence.

Enfin, s’il était nécessaire de porter le glaive de la réforme sur ces aziles sacrés, jadis le séjour de la paix, de l’innocence et de la piété ; de rajeunir ce tronc antique et majestueux, dont les rides multipliées obscurcissent la gloire et la beauté ; de couper d’une main sévère ces branches gourmandes et sauvagères qui en dévorent toute la substance, et en dessèchent la racine même ; de retrancher, en un mot, ces abus déplorables qui défigurent les cloîtres, n’eût-on pas trouvé dans les Thérese, les Catherine de Sienne, les Chantal, etc. etc. autant de zèle, de prudence, de courage, des vues, aussi grandes, aussi pures, aussi sublimes que chez les E. d’A., les T. et les D....

Mais, que dis-je, Nos seigneurs ! pourquoi dérober aux siècles antérieurs et aux nations étrangères les traits héroïques qui combattent en faveur de notre sexe ? Auriez-vous donc oublié déjà ces actions éclatantes qui viennent d’illustrer le séjour de nos Rois et la capitale de la France ; ces hauts-faits presqu’incroyables qui ne laissent plus rien à envier à l’antiquité, et qui frapperont d’étonnement toutes les générations futures ? N’est-ce pas en effet ce sexe si faible, si frivole en apparence, ce sexe qui semble n’être propre qu’à la t e, à l’amusement et aux grâces ; n’est-ce pas lui qui a préparé, peut-être même confirmé cette heureuse, cette étonnante révolution qui vient de s’opérer parmi nous. N’est-ce pas lui qui, par sa rapide et bruyante éloquence, par ses raisonnements énergiques et frappants, a converti le véritable chef de l’église gallicane, et fait crouler ce mur fatal de séparation élevé depuis tant de siècles entre les membres d’une même famille et les enfants d’un même père ?

N’est-ce pas lui qui, le premier, a armé son bras vengeur contre les lâches partisans, les vils souverains du despotisme, et donné l’immortalité à ces monuments fameux, destinés tour à tour à dissiper les ombres de la nuit, et à annoncer la brillante aurore de notre liberté ?

N’est-ce pas lui qui, le premier, a animé le juste courroux de nos phalanges nationales, a devancé même leur course rapide et impétueuse, pour voler au secours de la patrie, et déconcerter le noir complot de ces fougueux aristocrates, qui voulaient arracher de notre sein le meilleur des princes et le plus tendre des pères ?

N’est-ce pas lui qui, semblable aux illustres conquérants Romains, traînant à la suite les dépouilles des vaincus, et promenant de toute part, avec un courage marital, leurs chefs orgueilleux et superbes, a mérité de faire, au milieu de nos murs, une entrée glorieuse et triomphante, et d’entendre le capitole parisien retenir de ces belles paroles : Henri IV avait conquis son peuple ; mais vous, vous avez conquis votre roi ?

N’est-ce pas encore lui, dont les entrailles si sensiblement agitée à la vue de la France presque agonisante de besoin, est venu le premier déposer, sur l’autel de la patrie, les dépouilles du luxe et de la vanité, dépouilles si chères à son cœur, & par conséquent si méritoires aux yeux du vrai citoyen?

N’est-ce pas lui enfin qui, sacrifiant sans peine ses intérêts les plus précieux, abandonnant à des mains vulgaires le travail honteux de la quenouille, le soin trivial et fastidieux du ménage, vient tous les jours, et avec une infatigable constance, anoblir et décorer de sa présence les tribunes du sénat Français, diriger ses travaux, animer son courage, prévenir ses erreurs, applaudir à ses succès ?

Et après des preuves si éclatantes, si multipliées, et dont vos yeux sont frappés tous les jours, vous douteriez encore de notre zèle, de notre patriotisme et de nos talents !

Ah ! Nos seigneurs, ne laissez donc plus ignominieusement enfouir des qualités si glorieuses pour nous, et si intéressantes pour la nation. Osez, aujourd’hui, réparer en notre faveur les anciennes injustices de votre sexe ; mettez-vous à portée de travailler comme vous et avec vous à la gloire et au bonheur du peuple Français, et si, comme nous l’espérons, vous consentez à partager avec nous votre empire, que nous ne devions plus ce précieux avantage à l’éclat de nos attraits et à la faiblesse de votre cœur ; mais uniquement à votre justice, à nos talents & à la sainteté de vos lois.

En conséquence, nous remettons sur le bureau le projet du décret que nous croyons qu’il faudrait porter sur la matière présente.

Projet de Décret  (nl)

L’Assemblée nationale, voulant réformer le plus grand, le plus universel des abus, et réparer les tous d’une injustice de six mille ans, a décrété et décrète ce qui suit :

  1. Tous les privilèges du sexe masculin sont entièrement et irrévocablement abolis dans toute la France.
  2. Le sexe féminin jouira à toujours de la même liberté, des mêmes avantages, des mêmes droits et des mêmes honneurs que le sexe masculin.
  3. Le genre masculin ne sera plus regardé, même dans la grammaire, comme le genre noble, attendu que tous les genres, tous les sexes et tous les êtres doivent être & sont également nobles.
  4. On n’insérera plus dans les actes, contrats, obligations, etc. cette clause si usitée, mais si insultante pour le beau sexe : « Que la femme est autorisée par son mari à l’effet des présentes », parce que l’un et l’autre doivent jouir, de la même autorité.
  5. La culotte ne fera plus partage exclusif du sexe mâle, mais chaque sexe aura droit de la porter à son tour.
  6. Quand un militaire aura, par lâcheté, compromis l’honneur français, on ne croira plus le dégrader comme il est arrivé souvent, en lui faisant arborer le costume féminin ; mais comme les deux sexes font et doivent être également honorables aux yeux de l’humanité, on se contentera désormais de le punir en le déclarant du genre neutre.
  7. Toutes les personnes du sexe féminin pourront être admises indistinctement aux assemblées de district et de département, élevées aux charges municipales, et même députées à l’assemblée nationale, lorsqu’elles auront les qualités exigées par la loi des élections. Elles y auront voix d’autant consultative et délibérative ; ce droit peut d’autant moins leur être refusé, qu’elles ont déjà celui de juger l’assemblée elle-même... Elles auront cependant le plus grand soin d’y parler tour à tour, afin qu’on puisse savourer plus aisément les belles choses qui sortiront de leur bouche.
  8. Elles pourront aussi être promues aux offices de Magistrature... Point de moyen plus propre à réconcilier le public avec les tribunaux de la justice, que d’y faire asseoir la beauté et d’y voir présider les grâces.
  9. Il en sera de même de tous les emplois, récompenses et dignités militaires... C’est alors que le Français sera vraiment invincible, quand son courage sera inspiré par le double motif de la gloire et de l’amour : n’en exceptions pas même le bâton de maréchal de France ; et pour que justice puisse être également faite, nous ordonnons que cet instrument si utile passera alternativement entre les mains des hommes et des femmes.
  10. Nous ne balançons pas non plus à ouvrir l’entrée du sanctuaire au sexe féminin, nommé depuis si longtemps et à juste titre le sexe dévot. Mais comme la piété des fidèles est notablement diminuée, ledit sexe promet et s’engage, quand il montera dans la chaire de vérité, de modérer la grandeur de son zèle, et de ne pas trop longtemps exercer l’attention des auditeurs.